Entretien avec le Dr. Enver Tohti, deuxième partie – Une note salée : ce qu’il en coûte de dénoncer les crimes commis par la Chine
Le Dr Enver Tohti, un Ouïghour et ancien chirurgien oncologue, a prélevé des organes sur un prisonnier exécuté à la demande de ses supérieurs alors qu”il se trouvait encore au Turkestan oriental/Ouïghouristan. Après avoir quitté la Chine, le Dr Tohti a témoigné des prélèvements d”organes effectués par la Chine, ainsi que des effets néfastes des essais nucléaires sur la santé, effectués sur la terre des Ouïghours.
Photo : Pixabay / AK
Écrit par Anne Kader, traduit par Nawel Alaoui
Le Dr Enver Tohti, un Ouïghour et ancien chirurgien oncologue, a prélevé des organes sur un prisonnier exécuté à la demande de ses supérieurs alors qu”il se trouvait encore au Turkestan oriental/Ouïghouristan. Après avoir quitté la Chine, le Dr Tohti a témoigné des prélèvements d”organes effectués par la Chine, ainsi que des effets néfastes des essais nucléaires sur la santé, effectués sur la terre des Ouïghours.
Interviewer : Dix ans se sont écoulés entre le documentaire de Channel 4 et l’époque où vous avez dénoncé les crimes de prélèvement d”organes commis par le gouvernement chinois : laquelle de ces deux dénonciations a suscité la plus vive réaction de la part de la Chine ? Les représentants du gouvernement chinois vous ont-ils contacté ou ont-ils ignoré ce qui a été diffusé pour simplement le dissimuler ?
Dr. Tohti : Vous savez, il y a un phénomène selon lequel un dissident devient immédiatement une célébrité si le gouvernement chinois critique ouvertement cette personne. Pékin savait ce que nous faisions, mais ne voulait pas le rendre public.
Interviewer : Dr. Tohti, vous avez depuis vécu des choses bizarres… pensez-vous que la Chine est derrière tout ça ? Si oui, pouvez-vous nous en dire plus ? La Chine vous a-t-elle peut-être placé sur une liste d”alerte terroriste ?
Dr. Tohti : Je n”ai pas de preuves directes. Si j”en avais eu, j”aurais pu accéder à leurs documents secrets, ce qui est presque impossible. Cependant, je peux vous parler de quelques évènements qui ont révélé que le gouvernement chinois savait à mon sujet et qu”il me surveille toujours.
En 2002, trois ans après la diffusion du documentaire de Channel 4, je me suis rendu au Mali, en Afrique occidentale, avec une organisation caritative britannique qui m”avait demandé de me joindre à eux. Je dirigeais une clinique naturelle à Londres, mais d’un point de vue technique, j”étais en faillite. L”organisation caritative m”a suggéré de m”associer à elle dans le cadre d”un projet qui me permettrait de percevoir un revenu. J”ai donc accepté de les accompagner au Mali.
Pendant mes premières semaines au Mali, j”ai partagé mes impressions sur ce beau pays sur les réseaux sociaux. Très vite, je suis tombé sur un article diffusé par les médias chinois : « Les séparatistes ouïghours se répandent à présent en Afrique pour préparer des attaques contre les ambassades chinoises ». Je n”ai fait aucun lien avec moi-même, j”ai juste trouvé ça bizarre. « Y a-t-il aussi des Ouïghours en Afrique ? », me suis-je demandé. J”ai trouvé cela fascinant, mais lorsque j”ai décidé de me mettre à leur recherche, je ne les ai pas trouvés.
Un certain temps a passé jusqu”à ce que je réalise que l”article chinois faisait en fait référence à moi. D”une manière ou d”une autre, ils avaient repéré ma position sur le continent africain.
Interviewer : Le harcèlement par le gouvernement chinois a-t-il changé de quelque manière que ce soit au fil des années ?
Dr Tohti : Après la procédure de ma demande d”asile au Royaume-Uni, j”ai reçu mon passeport britannique en 2005. J”ai alors décidé de visiter la Turquie avec mon nouveau passeport. J”avais vécu en Turquie pendant une longue période et j”avais laissé beaucoup de mes livres d”étude là-bas ; je voulais les ramener au Royaume-Uni.
J”ai acheté mon billet, sachant qu”avec un passeport britannique, je n”aurais pas besoin de procéder à la demande d”un visa pour entrer en Turquie. En arrivant à l”aéroport Ataturk d”Istanbul et en passant le contrôle frontalier, j”ai dû payer dix livres pour un visa. À ma grande surprise, à la porte suivante, le personnel m”a arrêté et m”a détenu pendant cinq heures. Après l”interrogatoire, ils ont décidé de m”expulser vers Londres.
Interviewer : Vous ont-ils donné la raison de votre déportation ?
Dr. Tohti : Non, ils ne l”ont pas fait. J’ai mis du temps à le découvrir et cette histoire m’a bien ennuyée. J”ai écrit à l”ambassade de Turquie à Londres, mais ils n”ont jamais répondu. J”ai ensuite écrit à l”ambassade britannique à Ankara, et j”ai reçu une réponse. Elle avait transmis la plainte au ministère de l”Intérieur turc.
Le ministère de l”Intérieur m”a envoyé une lettre déclarant que je ne devrais pas avoir de restriction pour entrer en Turquie, mais m”a conseillé de demander un visa avant mon voyage. J”ai toujours l”original de cette lettre.
Muni de cette lettre, je suis entré à l”ambassade de Turquie pour demander un nouveau visa. J”ai rempli le formulaire de demande et on m”a dit d”attendre leur réponse. Six mois plus tard, j”ai reçu un appel téléphonique m”informant que le ministère de l”Intérieur turc avait malheureusement rejeté ma demande.
Interviewer : Vous a-t-on donné la raison de ce rejet ?
Dr Tohti : Non, on ne m’a pas donné de raison.
Interviewer : Était-ce l”un des premiers indices que quelqu”un essayait de freiner vos voyages à l”étranger ?
Dr Tohti : Oui, c”était bel et bien le cas. Et ce n’est pas tout. Je n”avais toujours pas abandonné l”idée de visiter la Turquie. J”avais entendu parler d”un séminaire sponsorisé par la NED prévu en Turquie dont le sujet portait sur les Ouïghours. J”ai décidé d”appeler le responsable de l”organisation Uyghur PEN et j”ai suggéré qu”il m”ajoute comme membre du conseil d”administration pour me permettre de me rendre en Turquie. L’organisation a accepté de m”aider, et je suis devenu le directeur adjoint de Uyghur PEN. Dans le cadre de mes nouvelles fonctions, on attendait de moi que je participe à la conférence d”Istanbul.
Avec la période d”attente de six mois que j’avais derrière moi et toutes ces nouvelles informations récoltées, j”ai à nouveau contacté l”ambassade de Turquie à Londres. Ils m”ont dit qu”ils me recontacteraient. Cependant, je n’ai reçu l”appel que deux mois après la fin de la conférence. La dame à l”autre bout du fil m”a cordialement informé que le ministère de l”Intérieur turc avait à nouveau rejeté ma demande et que je pouvais refaire une demande après six mois.
À partir de ce jour, j”ai décidé de ne plus penser à la Turquie et d”oublier que je faisais partie de la famille turque.
Interviewer : Cela signifie-t-il que vous n”avez pas pu vous rendre en Turquie depuis lors ?
Dr Tohti : Exactement. Maintenant, laissez-moi vous raconter un autre épisode qui a eu lieu il y a six ou sept ans. Lors d”une conférence à Tokyo, j”ai rencontré un Turc qui disait être membre du Parlement turc. Je lui ai parlé des refus de visa, et il s”est senti gêné. Il m”a donné sa carte de visite, m”a dit que l”ambassadeur de Turquie au Royaume-Uni était son ami et m”a encouragé à le contacter.
C”est ce que j”ai fait. J”ai reçu beaucoup d”empathie de la part de cet ambassadeur. Il a reconnu les racines communes de nos peuples et a admis que la Turquie devrait mieux s”occuper des Ouïghours. J”ai donné à l”ambassadeur des copies de mes lettres de demande de visa précédentes.
Quelques semaines plus tard, un agent des services secrets turcs en poste à l”ambassade de Turquie à Londres m”a contacté et a voulu me rencontrer pour prendre un café. Il m”a dit de ne plus demander de visa turc car la réponse serait toujours négative. Il a admis que la Chine leur avait demandé de ne pas m”autoriser à entrer en Turquie. Il m”a prié de ne pas déranger davantage l”ambassade de Turquie.
Interviewer : La Chine a-t-elle essayé de vous empêcher d”entrer dans d”autres pays ?
Dr Tohti : Après m”être vu refuser l”entrée en Turquie, j”évite désormais aussi les pays d”Asie centrale. Si la Turquie, un pays considérablement fort, m”a interdit son entrée, je suis sûr que la Chine exerce encore plus d”influence sur ses voisins d”Asie centrale. Pour assurer ma sécurité, je ne visite aujourd”hui que les grands pays démocratiques.
Interviewer : En d”autres termes, évitez-vous les pays ayant un traité d”extradition avec la Chine ?
Dr Tohti : Oui.
Interviewer : Pourriez-vous me parler de certaines des formes les plus ridicules de l”ingérence chinoise ?
Dr Tohti : Il y a quelques années, un ami avait commandé un couteau à fruits de fabrication chinoise dans une boutique en ligne. J”ai décidé de faire un achat similaire, et le colis est arrivé par la poste en un rien de temps. Quelques jours après l”arrivée du colis, trois agents de la police métropolitaine se sont présentés à ma porte.
Interviewer : Vous avez dû être choqué ?
Dr Tohti : Je n”étais pas à la maison à ce moment-là, donc c”était à ma femme, choquée, de les convaincre que j”avais près de soixante ans et que je n”étais pas un terroriste.
Autre chose s”est produit : la banque a décidé de geler le compte d”une organisation chrétienne ouïghoure que j”avais fondée. Ils n”ont donné aucune raison et ont refusé catégoriquement de le rouvrir malgré plusieurs de mes appels.
Interviewer : Pouvez-vous, s”il vous plaît, me parler de l”incident le plus récent, lorsque TFL (Transport For London, l”organisme public local des transports en commun de Londres) n”a pas renouvelé votre licence de taxi ?
Dr Tohti : Quelqu”un du bureau de TFL m”a contacté et m”a demandé si j”étais bien la personne dont parlait l’article du journal de janvier 2022 portant sur le prélèvement d”organes. J”ai avoué. Un an après sa publication, une personne outrée par cet article de presse m”a signalé à TFL. Le 30 décembre, j”ai reçu un avis selon lequel je ne respectais plus leurs normes de sécurité en tant que chauffeur de taxi, et ils ont refusé de renouveler mon permis.
Interviewer : Il semble que le harcèlement vienne de tant de directions. Vous arrive-t-il de recevoir des appels téléphoniques directs de fonctionnaires chinois, par exemple d’employés de l”ambassade ou des agents du gouvernement ?
Dr Tohti : Non. Il m”arrive d’autres choses. Le gouvernement chinois ne recourt pas à ce genre de harcèlement de « bas niveau ». Ils préféreraient me tuer ou rendre le reste de ma vie misérable.
Il y a autre chose qui se passe depuis un certain temps. Nous n”avons jamais réussi à installer un réseau Internet sans fil fonctionnel dans notre maison. J”ai essayé les services de plusieurs opérateurs britanniques, mais tous ont échoué. Des techniciens sont venus chez nous, ont installé les câbles, les modems et les routeurs, mais hélas, pas d”Internet. Les ingénieurs en étaient déconcertés.
Aucune des entreprises n”a pu résoudre le problème. J”ai réussi à trouver un opérateur qui a réussi à me fournir une connexion qui a fonctionné pendant deux ans. Puis, soudainement, vers Noël, le réseau s’est à nouveau arrêté de fonctionner. Au cours des quatre mois suivants, l’opérateur a envoyé six ingénieurs pour y jeter un coup d”œil, mais aucun n”a pu résoudre le problème. Les employés de l”entreprise se sont mis à s”énerver contre moi et à m”accuser du problème. Ils n”avaient jamais reçu de plaintes similaires de la part d”autres clients. Un autre opérateur est venu chez nous. Ils ont installé Internet mais ont immédiatement annulé le contrat avant même que je commence à m’en servir. Là encore, sans aucune explication de leur part.
Interviewer : Est-il possible que cet opérateur ait eu des membres chinois au sein de leur administration ?
Dr Tohti : Cӎtait une entreprise britannique.
Interviewer : Pensez-vous que le gouvernement chinois influence ces opérateurs Internet ou qu”il ait réussi d”une manière ou d”une autre à endommager votre infrastructure ?
Dr Tohti : Non, ce n”est pas le cas. J”ai lu un jour un article qui racontait que plus de deux millions de Chinois formés par l”État travaillent à l”étranger dans de grandes entreprises occidentales : banques et autres institutions financières, universités et entreprises. Les entreprises qui ont restreint mon accès à Internet ont une main chinoise qui opère de l”intérieur.
Interviewer : Le gouvernement chinois, grâce à toutes ses ruses, a-t-il réussi à perturber votre qualité de vie ?
Dr Tohti : Oui, ils ont eu un impact sur ma qualité de vie. Je n”ai pas été en mesure d”occuper un emploi professionnel bien rémunéré et j”ai dû faire un travail manuel mal payé. Le désir de Pékin de se débarrasser de moi m”a poussé à être aussi vigilant que possible. Je pense pouvoir vivre en sécurité au Royaume-Uni. L”invasion de l”Ukraine par la Russie et la réaction internationale m”ont aidé à évaluer les pays que je peux visiter en toute sécurité.