Interview d’Asgar Can, le président de la communauté ouïghoure en Europe

« Des raisons économiques, stratégiques et ethniques se cachent derrière la politique du gouvernement chinois. »

« Des raisons économiques, stratégiques et ethniques se cachent derrière la politique du gouvernement chinois. »

 

Asgar Can lors du discours d’ouverture de la rupture du jeûne, « Iftar », organisé par l’Union du Turkestan oriental/la Communauté ouïghoure, le 18 avril 2022

 

 

 

Écrit par Nawel Alaoui

 

 

J’ai rencontré M. Asgar Can pour la première fois le vendredi 30 septembre, à la librairie Payot à Genève, lors d’un événement organisé par la Société pour les peuples menacés. Lors de cet événement, deux femmes ouïghoures ayant survécu aux camps de concentration chinois ont témoigné de l’enfer qu’elles ont vécu.

 

L’entretien avec Monsieur Asgar Can s’est déroulé à l’image de sa personne : en homme modeste, il a tenu à ce que nous nous tutoyions. Malgré la difficulté de la mission pour laquelle il se bat, son ton est toujours empreint de calme. Asgar Can est, en outre, un auditeur patient qui fait plus que raconter et informer : il a permis un échange enrichissant au cours duquel l’intervieweuse et lui-même ont pu s’exprimer.

 

 

Entretien.

 

 

 

 

Intervieweuse : Peux-tu te présenter et nous dire ce que tu fais ?

 

 

Asgar Can : Je m’appelle Asgar Can. Je suis né au Turkestan oriental, dans la ville de Guldja. Après que mon père a été emprisonné pendant deux ans, mes parents et moi nous sommes réfugiés en Afghanistan, en 1961, alors que j’avais 3 ans. En effet, à sa sortie de prison, mon père ne voyait aucune possibilité de rester chez nous, c’est pourquoi nous sommes allés nous réfugier en Afghanistan où nous avons vécu 6 ans. En 1967, nous sommes partis pour la Turquie. J’avais neuf ans. C’est par la Turquie que je suis arrivé en Allemagne.

 

Depuis plus de 30 ans, je m’engage pour les droits des Ouïghours. Je suis l’un des fondateurs du Congrès mondial des Ouïgours, dont j’ai été le vice-président pendant 11 ans. Maintenant, je suis président de la communauté ouïghoure en Europe. Notre association a été fondée en 1990 en tant que première association ouïghoure d’Europe. Maintenant, depuis 2018, je suis président de la Communauté ouïghoure en Europe, également appelée « East Turkistan Union in Europe ».

 

 

 

 

Intervieweuse : Comme tu as fui le Turkestan oriental dès ton plus jeune âge, as-tu malgré tout toujours gardé un lien avec ton pays d’origine ? Comment as-tu entretenu des liens avec le Turkestan oriental ?

 

 

Asgar Can : J’ai encore de la famille dans mon pays d’origine : mes tantes, mes oncles, mes cousins et cousines. Mais j’ai coupé les ponts avec eux il y a déjà 20 ans, parce que je ne voulais pas qu’ils aient des problèmes là-bas à cause de moi. Aujourd’hui, je n’ai plus aucun contact avec eux. C’est aussi le cas d’autres Ouïghours, surtout depuis 2017, ils n’ont plus de contact avec leur famille.

 

 

 

 

Intervieweuse : Comment une telle chose est-elle possible ? Comment rompt-on le contact avec sa famille ? As-tu averti ta famille au préalable que tu couperais tout contact avec eux parce que tu ne voulais pas qu’ils aient de problèmes, ou ont-ils cessé d’avoir de tes nouvelles du jour au lendemain ?

 

 

Asgar Can : J’étais en Turquie avec certains membres de ma famille, qui vivaient encore au Turkestan oriental. C’est en Turquie que j’ai parlé avec eux pour la dernière fois. Je leur ai expliqué pourquoi je ne les contacterai plus à l’avenir, et pourquoi ils ne devraient plus me contacter non plus et ce, afin de ne pas avoir de problèmes.

 

La situation dans notre pays est si grave que le simple fait d’avoir un contact avec l’étranger est une raison suffisante pour être arrêté et mis en prison. Comme je l’ai dit, je suis actif en politique depuis plus de 30 ans et je milite pour les droits des Ouïghours. Cela aurait bien sûr été un gros problème pour mes proches là-bas si nous avions gardé contact.

 

 

 

 

Intervieweuse : Cela a dû être extrêmement difficile. Tu as sacrifié ta relation avec tes proches, et tu t’es ainsi sacrifié pour défendre les Ouïghours.

 

 

Asgar Can : Oui, on peut dire ça comme ça. J’aurais dû soit cesser mes activités ici, soit au contraire couper les ponts avec mes proches. Pour moi, il était important de lutter pour les Ouïghours parce qu’en Europe et notamment en Allemagne, on a la possibilité de se déplacer et de s’exprimer librement. Il était primordial pour moi d’informer sur ce qui se passe dans notre pays et d’être entendu par l’opinion publique.

 

 

 

Asgar Can et sa famille lors de la fête du Doppa Bayram (fête traditionnelle de la « doppa » – célèbre chapeau ouïghour – ou « chapeau à fleurs ») le 5 mai 2021

 

 

 

Intervieweuse : Comment en es-tu venu à participer à la fondation du Congrès mondial des Ouïgours ? Est-ce que cela s’est produit lorsque la Chine a construit des camps de concentration pour y interner les Ouïghours ?

 

 

Asgar Can : Nous avons fondé l’association ouïgoure en 1990 déjà, avec quatre autres Ouïgours. Notre objectif était de rendre publique en Europe la situation des Ouïgours et d’être leurs porte-parole. En 1990, une trentaine de Ouïgours vivaient dans toute l’Europe. Aujourd’hui, environ 15 000 Ouïgours vivent en Europe.

 

Le Congrès mondial des Ouïgours a été créé en 2004. Il s’agissait de la fusion de deux organisations : le Congrès de la jeunesse ouïgoure et le Congrès national ouïgour. Elles ont été réunies en 2004 sous le nom de Congrès mondial des Ouïghours. Nous voulions une organisation faîtière qui parle au nom de tous les Ouïghours et qui défende les intérêts des Ouïghours dans le monde. Nous nous sommes donc réunis avec les trois ou quatre autres personnes, entre autres l’actuel président du Congrès mondial des Ouïgours, qui compte parmi les fondateurs de l’association. C’est en voulant rassembler toutes les associations locales sous un même toit que le Congrès mondial des Ouïgours a vu le jour.

 

 

 

 

Intervieweuse : Le Congrès mondial ouïghour n’a donc pas vu le jour avec la création des camps de concentration en Chine. Le Congrès a été créé avant.

 

 

Asgar Can : Oui, notre pays a été occupé par la Chine dès 1949. Récemment, nous avons manifesté contre le 73ème  anniversaire de l’occupation chinoise. La persécution et l’oppression des Ouïghours par la Chine existent déjà depuis l’occupation, c’est-à-dire depuis 73 ans. Mais la répression a énormément progressé au cours des dix dernières années.

 

Mon père, qui était autrefois directeur d’un lycée, a été emprisonné en 1959 parce que le gouvernement chinois lui avait demandé d’accrocher le portrait de Mao Zedong dans l’école dans laquelle il travaillait. Il s’y est opposé. Pourquoi l’image de Mao Zedong devait-elle être accrochée en classe ? C’est pour cela qu’il a passé deux ans en prison.

 

L’oppression n’est donc pas nouvelle, elle n’est pas apparue il y a dix ans. L’oppression et la persécution du peuple ouïghour ont commencé dès 1949. Mais ces dernières années, elle est devenue si forte qu’on parle désormais de génocide.

 

 

 

 

Intervieweuse : J’entends une question qui revient souvent de la part d’Européens et Européennes qui ne connaissent pas encore très bien la situation au Turkestan oriental, à savoir : « Pourquoi la Chine opprime-t-elle les Ouïghours ? », et surtout sous la forme la plus horrible et la plus grave qui soit : un génocide ! Alors pourquoi la Chine commet-elle un génocide contre les Ouïghours ?

 

 

Asgar Can : Tout d’abord, la Chine, autrement dit la République chinoise, est une puissance occupante. La Chine a occupé le Turkestan oriental. Là-bas, la Chine veut museler les Ouïghours autochtones ainsi que les autres peuples turcophones et musulmans comme les Kazakhs, les Kirghizes, afin qu’ils ne se rebellent pas.

 

En outre, notre pays est très riche en pétrole, en gaz naturel et en produits agricoles. La Chine a peur qu’un jour les Ouïghours se détachent d’elle, tout comme le Kazakhstan, le Kirghizstan et l’Ouzbékistan se sont détachés de la Russie. La Chine ne veut pas que le Turkestan oriental vive en tant que pays indépendant. C’est pourquoi la Chine veut assimiler complètement le peuple de cette région, l’anéantir totalement.

 

La Chine a tenté de le faire dès le début. Mais comme elle n’a pas réussi à effacer notre identité, elle prend des mesures encore plus sévères. La Chine a maintenant déclaré une guerre contre le peuple, une guerre d’extermination, parce qu’elle pense que cette région lui appartient et que ce doit être un territoire stable. En menant cette politique, la Chine considère les Ouïghours comme étant un danger et craint qu’ils ne finissent par prendre leur indépendance. C’est pourquoi la Chine essaie maintenant, par tous les moyens possibles, d’intimider et d’assimiler le peuple entier.

 

 

 

 

Intervieweuse : Si je comprends bien, les raisons de la Chine sont économiques. Ce génocide a-t-il aussi des raisons ethniques ? La Chine veut-elle avoir pour seule ethnie les Hans, tout comme pendant la Seconde Guerre mondiale en Allemagne, le nazisme avec son idéologie raciste ne voulait préserver que la soi-disant « race aryenne » ?

 

 

Asgar Can : Des raisons économiques, stratégiques et ethniques se cachent derrière la politique du gouvernement chinois.

 

       Ethnique, car la Chine veut avoir un groupe ethnique tout à fait homogène. La Chine ne veut pas d’autres nationalités ou d’autres cultures sur son territoire. Quand on traduit le terme « Turkestan oriental » en chinois, « Xinjiang », cela signifie littéralement « nouvelle frontière », « nouveau pays ». Rien que le nom indique que ce pays n’appartient pas à la Chine.

 

 

       Stratégique, parce que le Xinjiang représente une ouverture vers l’Occident et est également le point central de la route de la soie. La Chine a en effet développé il y a quelques années le projet de la nouvelle route de la soie. La Chine veut ainsi lier économiquement près de la moitié du monde à elle. Ce projet de nouvelle route de la soie passe par notre pays. C’est pourquoi la Chine veut y installer un peuple tout à fait homogène qui n’a rien à dire. C’est pourquoi la Chine tente d’imposer sa politique par de nouveaux moyens.

 

 

       Économique, parce qu’une grande partie de l’énergie chinoise provient de chez nous, d’autant plus que 85 % du coton chinois est cultivé dans notre pays. 85 % du coton chinois, ça signifie que sans le coton ouïghour, la Chine n’aurait pas du tout la possibilité de produire les textiles et de les exporter à l’étranger.

 

 

Ce sont les trois raisons de la Chine : une raison ethnique, une raison stratégique et une raison économique.

 

 

 

 

Intervieweuse : Je trouve intéressant que tu cites ces trois raisons : ethnie, stratégie et économie. La raison religieuse n’a pas été mentionnée, bien que les Ouïghours soient maltraités et enfermés dans des camps de concentration parce qu’ils sont musulmans. La Chine les qualifie de « radicaux » simplement parce qu’ils sont de confession musulmane. Le gouvernement chinois utilise-t-il l’Islam comme excuse et instrumentalise-t-il la religion pour emprisonner les Ouïghours ?

 

 

Asgar Can : La religion est aussi une raison pour la Chine. Nous sommes musulmans et l’Islam représente un grand obstacle à la politique d’assimilation de la Chine, car nous nous distinguons fortement des Chinois par l’Islam. Notre identité est garantie par notre langue, notre ethnie et notre religion.

 

 

C’est pourquoi la Chine veut aussi éradiquer complètement notre religion. Par exemple, les mosquées ont été fermées, le Saint Coran, notre livre sacré, a été brûlé. Il y a encore des mosquées ouvertes, mais dans ces mosquées sont placés des soi-disant imams qui ont été formés par le gouvernement chinois. Ce sont des fonctionnaires du gouvernement chinois qui ne font que transmettre ce qui leur a été présenté par le Parti communiste. Il n’y a donc pas de libre exercice de notre religion.

 

De même, depuis quatre ans, nous n’avons plus le droit de donner à nos enfants des prénoms musulmans. Ainsi, nous n’avons pas le droit de donner des noms comme par exemple « Ahmed », « Mustafa », « Mohammed » ou « Fatma » à nos enfants. Même ces noms doivent d’abord être approuvés par les autorités.

 

Nous n’avons pas le droit de célébrer nos fêtes religieuses. Nous n’avons pas le droit de jeûner. Nous ne pouvons pas organiser nos funérailles selon les prescriptions islamiques, bien que cela fût possible auparavant, même s’il y avait certaines restrictions. Il y a dix ans, ces interdictions n’existaient pas, mais aujourd’hui, la politique s’en prend tellement à notre religion qu’elle va aussi loin.

 

La Chine a tout essayé pour nous assimiler, pour nous enlever notre identité, mais elle n’a pas réussi à le faire au cours des 60 dernières années. C’est pourquoi la Chine veut prendre des mesures encore plus dures.

 

Lorsque Xi Jinping a visité notre pays, il a vu que les Ouïghours vivaient exactement de la même manière il y a 100 ans qu’aujourd’hui. Comme le système éducatif chinois n’a rien donné au Xinjiang et que rien n’a changé, il veut prendre les pires mesures. Il y a six ou sept ans, il a dit très clairement qu’il serait plus dur que jamais avec les Ouïghours.

 

 

 Janvier 2022 : même pendant la pandémie, Asgar Can a défendu les droits des Ouïghours – #FreeUyghurs

 

 

 

Intervieweuse : C’est horrible et extrêmement triste. Comme tu l’as dit, l’objectif de la Chine est d’éradiquer toutes les ethnies sauf l’ethnie Han afin de pouvoir exercer son pouvoir. Je pense que l’esprit humain ne peut pas comprendre de tels crimes. Comment peut-on faire une telle chose ? Comment peut-on vouloir anéantir une ethnie ? Pour des raisons économiques répugnantes ? Selon quelle logique fonctionne le gouvernement chinois ?

 

 

Asgar Can : Chez les dictateurs ou dans des systèmes aussi inhumains que celui de la Chine, tout ne fonctionne pas selon la logique. En Chine ou en Russie, la logique est mise de côté. Quand certaines puissances veulent atteindre leurs objectifs, elles peuvent être monstrueuses.

Chez nous aussi, il y a maintenant plus de trois millions d’Ouïghours internés. Au 21ème siècle, on vit encore selon les caractéristiques d’un holocauste. Dans les camps d’internement du Xinjiang, les femmes sont violées, stérilisées, les gens sont torturés. Toutes les caractéristiques d’un génocide sont présentes chez nous.

Les enfants sont retirés à leurs parents contre le gré de ces derniers et sont élevés « à la chinoise » dans des internats. La population ouïghoure est de moins en moins nombreuse mais de plus en plus de Chinois viennent s’installer dans notre pays. Lorsque les Chinois se sont mis à occuper notre pays, ils ne représentaient que 2,5 % de la population. Aujourd’hui, selon les chiffres officiels chinois, ils représentent 47 % de la population. Depuis l’occupation, le nombre de Chinois au Xinjiang est passé de 2,5 % à 47 %. C’est ce que disent les données officielles chinoises, mais selon nos sources, le pourcentage de Chinois dans notre pays dépasse déjà les 50 %.

 

 

 

Remerciements

 

Merci au président de l”Union du Turkestan oriental en Europe, M. Asgar Can, pour le temps qu”il m”a consacré et pour ses réponses détaillées à mes questions. Cette interview a été un échange enrichissant qui a permis de clarifier la situation au Xinjiang.

 

Monsieur Asgar Can, merci de défendre les droits de l”Homme et la liberté du peuple ouïghour, d’informer les personnes en Europe au sujet des atrocités commises au Turkestan oriental.