Interview d”Asgar Can, président de la communauté ouïghoure en Europe – deuxième partie

« Les droits de l’homme et la dignité humaine sont-ils vraiment si importants pour l”Europe ou seulement dans certains cas ? L”Europe se moque-t-elle de la violation des droits de certains peuples ? »

« Nous voulons que l”Union européenne prenne vraiment au sérieux le cas de la Chine et réagisse contre cette dernière avec fermeté, comme elle l”a fait à l’égard de la Russie dans le cas de l”Ukraine. […] Nous attendons de la part de l”opinion publique internationale, ainsi que de l”ONU, de l”Union européenne, de l”Allemagne et de la Suisse qu”elles agissent de manière tout aussi décisive contre la Chine […] C”est ce que l”Europe doit faire maintenant, sinon elle perdra la face et perdra aussi la confiance que l’on a en elle. La crédibilité de l”Europe serait alors remise en question. Les droits de l’homme et la dignité humaine sont-ils vraiment si importants pour l”Europe ou seulement dans certains cas ? L”Europe se moque-t-elle de la violation des droits de certains peuples ? »

 

 

(la médaille constitutionnelle bavaroise a été décernée à Asgar Can

La Bayerische Verfassungsmedaille (la médaille constitutionnelle bavaroise) a été décernée à Asgar Can en 2020 par le Landtag bavarois pour le récompenser de son engagement en faveur des droits de l’homme, de la démocratie et de l”intégration.

De gauche à droite : Markus Rinderspacher (vice-président du Landtag bavarois), Asgar Can (président de la communauté ouïghoure en Europe), Ilse Aigner (présidente du Landtag bavarois)

 

 

 

Écrit par Nawel Alaoui

 

 

Interview du 7 octobre 2022

 

 

Intervieweuse : Nous nous sommes rencontrés à Genève, lors d”une manifestation organisée par la Société pour les peuples menacés. Deux femmes ouïghoures ayant survécu aux camps de concentration chinois, Mme Gulbahar Haitiwaji et Mme Gulbahar Jalilova, y ont témoigné de l”enfer qu”elles ont vécu dans ces camps. Peux-tu m”en dire davantage sur votre visite à Genève et en Suisse ?

 

 

Asgar Can : Nous avons passé une semaine entière en Suisse, du 26 au 30 septembre. Nous étions à Zurich, Berne et Genève. Dans ces trois grandes villes, nous avons rencontré des médias, des politicien.ne.s et des citoyen.ne.s.

Pendant la journée, nous avons rencontré des médias. Nos témoins oculaires, Mme Haitiwaji et Mme Jalilova, ont raconté ce qu”elles ont vécu dans les camps d”internement.

Quant aux politiciens et politiciennes, nous leur avons raconté de première main la situation dans notre pays.

Le soir, nous avons rencontré des citoyens et des citoyennes dans le cadre d”une série de conférences dans ces trois villes.

Notre objectif était d”attirer l”attention de la société en Suisse sur la situation de notre pays et de leur transmettre des informations de première main.

 

L”année dernière, j”avais fait à peu près le même programme en Allemagne, ça avait duré deux semaines. Du 7 au 20 novembre 2021, nous avons visité onze villes en Allemagne avec le même objectif : informer les citoyen.ne.s, les médias et les politicien.ne.s. Ce fût une campagne qui a été bien accueillie. Alors, nous avons décidé de faire la même chose dans d”autres pays. Cette année, nous avons mené la campagne en Suisse, où elle a également été bien accueillie.

 

Nous avons également rencontré les représentant.e.s du ministère des Affaires étrangères à Berne. Nous leur avons demandé une nouvelle fois que les relations sino-suisses ne se poursuivent pas au détriment des droits de l’homme.

En outre, nous avons attiré leur attention sur le rapport du Conseil des droits de l’homme publié le 31 août. Il est question dans ce rapport de crimes contre l”humanité. Dans son rapport, la Haut-Commissaire aux droits de l’homme a attiré l”attention sur la manière dont les Chinois traitent les Ouïghours, sur les types de torture pratiqués, ainsi que sur la politique d”extermination menée par la Chine et sur le fait que l”on parle déjà de crime contre l”humanité.

Nous avons une fois de plus fait remarquer aux politiques que le contenu de ce rapport devrait maintenant être respecté. Ce qui est écrit dans le rapport ne doit pas être « balayé sous le tapis ». Les problèmes qui y sont évoqués doivent maintenant être mis en pratique par les pays occidentaux, notamment les pays européens.

Nous avons fait une visite au Parlement suisse (Palais fédéral) avec des politicien.ne.s. Devant les députés, les témoins oculaires ont raconté ce qu”elles ont vécu dans les camps d”internement, ce qui est fait aux Ouïghour.e.s dans ces camps, à quel point la situation y est mauvaise et à quel point les gens y sont traités de manière humiliante.

 

« Violation des droits de l’homme » : le mot reste vraiment très simpliste pour parler de l”action du gouvernement chinois. Dans les camps d”internement, les femmes sont violées. Le viol ne s”est pas présenté sous forme de cas isolé, il y est pratiqué de manière routinière. Cela va si loin que chaque femme internée est violée. Mme Jalilova l”a dit très clairement, elle a aussi été violée dans le camp d”internement.

Et ce n’est pas tout ce qu’ils y font : ils vont même jusqu”à prendre des organes à des détenus morts dans les camps d”internement ou laissent des personnes malades mourir pour prendre leurs organes et en faire le commerce. Les témoins oculaires ont également rapporté ce fait.

 

La situation est donc bien pire que ce que l”on peut lire dans le rapport sur les droits de l’homme. Il s”agit d”un génocide. Dans ce rapport, il est question de « crimes contre l”humanité ». Mais cela va bien au-delà. La Chine commet un génocide contre le peuple ouïghour.

 

témoignages Gulbahar Haitiwaji et Gulbahar Jalilova Suisse

 Rencontre organiséee par la Société pour les peuples menacés, Suisse, septembre 2022 – de gauche à droite : Mme Gulbahar Haitiwaji (ancienne détenue des camps d”internement chinois et auteure du livre Rescapée du goulag chinois), Asgar Can (président de la communauté ouïghoure en Europe), Mme Gulbahar Jalilova (ancienne détenue des camps d”internement chinois )

 

 

 

Intervieweuse : Oui, exactement, c”est aussi ce qui m”a tout de suite frappée dans le rapport sur les droits de l’homme de Michelle Bachelet. Les phrases étaient écrites d’une telle manière que la situation était minimisée :

 

« L”ampleur de la détention arbitraire et discriminatoire de membres des groupes ouïghours et d”autres groupes à prédominance musulmane, conformément à la loi et à la politique, dans le contexte des restrictions et de la privation plus générale des droits fondamentaux dont on jouit individuellement et collectivement, pourrait constituer des crimes internationaux, en particulier des crimes contre l”humanité. »

 

Texte original :

 

The extent of arbitrary and discriminatory detention of members of Uyghur and other predominantly Muslim groups, pursuant to law and policy, in context of restrictions and deprivation more generally of fundamental rights enjoyed individually and collectively, may constitute international crimes, in particular crimes against humanity”.

 

L’auxiliaire modal « may » en anglais dans le texte original, que l’on traduirait par le conditionnel présent en français n”exprime guère ce qui doit être exprimé en réalité.

 

 

Asgar Can : C”était formulé de manière très prudente. Elle n”a publié ce rapport que dix minutes avant la fin de son mandat, alors qu”il aurait déjà dû être publié en 2021. Cela montre aussi la force de la pression qu’exerce la Chine. Et nous l”avons encore vu le 6 octobre à l”ONU.

 

 

Intervieweuse : Oui, on parle toujours de manière trop timide du génocide des Ouïghours. Lorsque Mme Bachelet s”est rendue en Chine en mai dernier, c”était exactement au moment où le monde découvrait avec horreur les Xinjiang Police Files. Nous avons pu voir tous ces visages et apprendre les traitements terribles et inhumains infligés aux Ouïghours dans les camps d”internement. C”est à ce moment précis que Mme Bachelet était en Chine et elle n”a fait aucune recherche sur les Ouïghours. Elle a également clairement dit qu”elle n”était pas en Chine pour faire des recherches sur la situation des Ouïghours. Michelle Bachelet a même utilisé les mots de la Chine lorsqu”elle a rendu compte de sa visite. Je la cite après sa visite en Chine (post sur Instagram @unitednationshumanrights) :

 

 

« Cette visite a été l”occasion d”avoir des discussions avec des dirigeants de haut rang sur les droits de l’homme et de faire part de certaines préoccupations, dans le but de soutenir la Chine dans l”accomplissement de ses obligations en vertu du droit international des droits de l’homme », a déclaré la Haute-commissaire des Nations-Unies aux droits de l’homme, Michelle Bachelet, à la fin de sa visite de 6 jours. « Au #Xinjiang, j”ai soulevé des questions et fait part de certaines préoccupations sur les mesures de lutte contre le terrorisme et les mesures de déradicalisation, leur application et leur impact sur les droits des #Ouïghours et des autres minorités musulmanes ».

 

Texte original :

 

“The visit was an opportunity to hold discussions with senior leaders on human rights & raise concerns, with a view to supporting China in fulfilling its obligations under international human rights law” – says UN Human Rights Chief Michelle Bachelet at the end of 6-day visit. “In #Xinjiang, I have raised questions & concerns on counter terrorism & de-radicalisation measures, their application & impact on the rights of #Uyghurs & other Muslim minorities.”

 

De manière complètement éhontée, Mme Bachelet disait que la Chine prenait des mesures contre le terrorisme ! Pourquoi Mme Bachelet utilise-t-elle les mêmes mots que la Chine et parle-t-elle de « mesures de lutte contre le terrorisme et mesures de déradicalisation », comme si elle se rangeait du côté du gouvernement chinois ? Nous savons tous que les Ouïghours ne sont pas des terroristes. Des millions d”Ouïghours sont déportés dans des camps sans procès et étiquetés comme « radicaux » simplement parce qu”ils sont Ouïghours. C”est ainsi que la Chine pense pouvoir justifier ses crimes.

 

Et pourquoi Mme Bachelet n”a-t-elle pas fait de recherches sur la situation des Ouïghours ? Ce n”est qu”après avoir été beaucoup critiquée, et à juste titre, qu”elle a publié, dix minutes avant la fin de son mandat, un rapport qui minimise la situation réelle. D”après toutes les preuves dont nous disposons, c”est le gouvernement chinois qui agit de manière terroriste. Je ne trouve pas que Mme Bachelet ait défendu les Ouïghours comme elle aurait dû le faire, même avec ce rapport du 31 août 2022.

 

 

Asgar Can : Tu as raison. Elle a été très critiquée, et à juste titre, d’une part, par nous, la diaspora ouïghoure, mais également par les organisations de défense des droits de l’homme et les gouvernements. Elle était sur place pour observer la situation. Avant qu”elle ne s”envole pour le Turkestan oriental, nous lui avons demandé de parler aux témoins oculaires, mais elle ne l”a pas fait. Et après son retour de Chine, elle a effectivement parlé avec les mots de la Chine. C”est vrai, le rapport n”est pas suffisant, mais c”est quand même bien d”avoir un rapport officiel de l”ONU qui rapporte ce crime contre l”humanité.

 

À présent, ce rapport doit être appliqué. Je veux dire par là que les thèmes abordés dans le rapport – les violations des droits de l’homme et les crimes évoqués – doivent maintenant être confirmés par les pays occidentaux, notamment l”Union européenne, par des sanctions et des mesures fortes.

 

Nous voulons que l”Union européenne prenne vraiment au sérieux le cas de la Chine et réagisse contre cette dernière avec fermeté, comme elle l”a fait à l’égard de la Russie dans le cas de l”Ukraine. L”Union européenne et l”ONU ont pris des mesures fortes pour l”Ukraine. Nous attendons maintenant la même chose pour les Ouïghours. Ce qui se passe dans notre pays n”est pas moins que ce qui se passe en Ukraine. Ce qui se passe en Ukraine, on le voit presque chaque minute. Tout est rapporté par les médias. Chez nous, ce n”est pas possible, donc on ne peut pas le voir. Mais l”oppression et la persécution de notre peuple n”est pas moins forte que l”oppression que subit le peuple ukrainien.

 

Nous attendons de l”opinion publique internationale, de l”ONU, de l”Union européenne, de l”Allemagne et de la Suisse qu”elles agissent de manière tout aussi décisive contre la Chine et qu”elles modifient également les relations économiques avec celle-ci de manière à ce que les camps d”internement soient fermés, que cette politique d”assimilation cesse, et que les droits des Ouïghours soient respectés.

 

C”est ce que l”Europe doit faire maintenant, sinon elle perdra la face et la confiance que l’on a en elle. La crédibilité de l”Europe serait alors remise en question. Les droits de l’homme et la dignité humaine sont-ils vraiment si importants pour l”Europe ou seulement dans certains cas ? L”Europe se moque-t-elle de la violation des droits de certains peuples ? »

 

 

Intervieweuse : À propos de crédibilité, de nombreux pays ont perdu la leur depuis le 6 octobre. Vous avez parlé de l”Ukraine : l”Ukraine a refusé de voter pour ouvrir un débat à l”ONU sur les droits de l’homme au Xinjiang[1]. Le débat a été refusé parce que 19 pays ont voté contre et 11 pays – dont l”Ukraine – n”ont pas voté du tout. L”Ukraine, qui a tant besoin de la solidarité des pays et qui exige à juste titre la solidarité de l”Europe, s”est abstenue de voter.

 

J”ai mon opinion à ce sujet : voter ni oui ni non, c”est voter pour la Chine. Se taire devant un génocide, c”est le soutenir. La seule façon de s”opposer au génocide, dans ce cas particulier, est au moins de voter pour le débat. Ces 11 pays qui n”ont pas voté du tout sont 11 pays qui ont voté pour la Chine, selon moi. Que l”Ukraine soit l”un de ces pays, je trouve ça vraiment grave, au vu de la situation actuelle. Quand on réclame de la solidarité, on doit aussi pouvoir montrer la sienne. Et si l”on souffre d’une terreur infligée, alors on devrait s”opposer à la terreur quand on en a le pouvoir. C’est la critique que j’adresse personnellement à l”Ukraine. Mais l”Ukraine n”est pas la seule à pouvoir être critiquée.

 

17 pays ont voté pour le débat, principalement des pays occidentaux, comme l”Allemagne, la France, la Pologne, etc.

 

Hormis ces 11 pays qui n”ont pas voté du tout, il y a encore 19 pays qui ont refusé le débat. Dans les pays qui ont soutenu la Chine, c”est-à-dire qui ont voté contre le débat, on compte surtout beaucoup de pays africains et aussi beaucoup de pays musulmans, entre autres le Sénégal, le Pakistan, le Qatar, le Soudan, les Émirats arabes unis, etc. Je suis très critique, car nous parlons de crédibilité. Depuis le 6 octobre, nous lisons beaucoup au sujet de l’inexistence d”une fraternité entre les pays musulmans.

 

Alors ma question est la suivante : si tant de pays musulmans soutiennent la Chine, s”opposent à leurs frères et sœurs musulman.e.s qui sont opprimé.e.s, que peut-on encore espérer ?

 

 

Asgar Can : Cela m”a aussi beaucoup étonné qu”un pays comme l”Ukraine se soit abstenu de voter. L”Ukraine est bien mieux en mesure de nous comprendre que les autres pays. Ce que l”on choisit pour soi-même, on devrait aussi le vouloir pour les autres. Et l”Ukraine aurait dû voter « oui » sans y aller par quatre chemins.

 

Mais les pays musulmans présents, ainsi que les pays turcophones comme le Kazakhstan et l”Ouzbékistan, ont voté « non », donc contre le débat. Et ce n”est pas la première fois. Jusqu”à présent, de tels votes ont eu lieu trois ou quatre fois au Conseil des droits de l’homme. Les pays islamiques se sont toujours rangés du côté de la Chine. Toujours. C’est regrettable. Cela m”a aussi beaucoup blessé.

 

Si seulement deux pays s’étaient abstenus de voter contre, le débat aurait eu lieu. Il y a eu 19 voix contre 17. Si deux pays, comme le Kazakhstan et le Qatar, s”étaient prononcés en faveur de cette enquête, le débat aurait eu lieu au Conseil des droits de l’homme. Cela est très douloureux pour moi, surtout le fait que des pays d”origine turque et des pays musulmans se sont rangés du côté de l”injustice, du côté d”un système inhumain.

 

Cependant, ce sont des pays dans lesquels la démocratie n”existe pas. Ces pays, gouvernés depuis des décennies par des dictatures, ne connaissent pas la démocratie – que ce soit l’Arabie saoudite, le Qatar ou le Kazakhstan. Les dirigeants ne sont pas arrivés au pouvoir par l”élection du peuple. Mais quand même, ça fait vraiment mal de voir que ces pays se sont mis du côté de la Chine. On ne peut que le condamner.

 

Nous avons déjà essayé d”entrer en contact avec des pays islamiques, mais leur attitude a toujours été hostile à notre égard. Même la Palestine s”est rangée du côté de la Chine il y a quelques mois et a signé une demande du gouvernement chinois. Comment peut-on comprendre une chose pareille ? En Palestine, les gens sont également opprimés par un pays, mais quand il s”agit de soutenir un autre pays opprimé, la Palestine se range du côté de la Chine. C”est tellement contradictoire.

 

C’est au plus tard maintenant que tous les pays doivent savoir ce qui se passe au Xinjiang, mais la pression de la Chine est si grande, ou la dépendance de ces pays vis-à-vis de la Chine est si grande, qu”ils n”osent pas s”opposer à elle. Ils dépendent de la Chine économiquement ou d”une autre manière.

 

On peut en dire autant de l”Europe. L”Europe a certes voté en faveur de ce débat, mais l”Union européenne ne mène pas non plus une politique décisive contre la Chine et ne prend pas de sanctions contre elle. Certes, on a critiqué la Chine et pris quelques résolutions, et bien sûr, les pays européens se sont engagés en faveur des Ouïghours par de tels votes, comme celui au Conseil des droits de l’homme. Mais il n”y a pas eu de grande sanction ou de grand signe contre la Chine. Par exemple, les Jeux olympiques d”hiver ont eu lieu en Chine au début de l”année. Là aussi, nous avons demandé à l”Union européenne et à l”Allemagne de protester contre ça. Mais elles ne l”ont pas fait. Dans un pays où l”on parle désormais officiellement de crime contre l”humanité, il ne devrait pas s’y dérouler des Jeux olympiques ou d”autres activités internationales de ce type. Il en est de même de la Coupe du monde 2022 au Qatar.

 
 
 

 

 

Ministère fédéral des Affaires étrangères et Asgar Can

Ministère fédéral des Affaires étrangères, de gauche à droite : Asgar Can (Président de la communauté ouïghoure en Europe), Kalbinur Sidik (témoin, ancienne enseignante de chinois dans les camps de détention), Luise Amtsberg (déléguée du gouvernement fédéral pour les droits de l’homme et l”humanitaire), Omar Alibek (ancien prisonnier dans les camps de détention)

 

 

 

Intervieweuse : Oui, c”est vrai. Je me demande même si les relations économiques peuvent vraiment justifier tout ça. La Chine est-elle si forte économiquement que les pays ne peuvent pas du tout se dresser contre elle ? Ici, il s”agissait juste d”un débat à l”ONU. Il ne s”agissait pas d”une décision, mais seulement du droit de parler de la situation au Xinjiang. La Chine est-elle vraiment si forte et si menaçante que les pays ne peuvent même pas voter « oui » à l”ouverture du débat ? Les relations économiques peuvent-elles vraiment justifier ça ?

 

 

Asgar Can : Si l”on prend vraiment au sérieux la dignité humaine et les droits de l’homme, les relations économiques ne devraient évidemment pas être au premier plan. Mais c”est malheureusement dans l”intérêt de certains pays de faire passer les relations économiques au premier plan, avant les droits de l’homme et la dignité humaine.

 

C”est pourquoi, lors de nos visites en Suisse, nous avons demandé aux pays d”ouvrir enfin les yeux et de dire stop, parce que sinon, ce qui n”aurait plus jamais dû se produire se reproduira. Cela se répète déjà maintenant et on ne peut tout simplement pas le laisser se passer. Ce n”est que plus tard que l”on se dit : « cela n”aurait pas dû d’arriver. » C”est ce que nous avons dit au Parlement suisse. Avec les témoins oculaires, nous étions également à l”ONU, où nous avons demandé aux représentants des États de montrer à la Chine que nous prenons les droits de l’homme au sérieux et que l”on ne peut pas accepter qu”un génocide soit commis.

 

 

Intervieweuse : Compte tenu du vote du 6 octobre, pour lequel aucun débat n”est autorisé, que va-t-il advenir du rapport de Michelle Bachelet ? Que nous apporte encore ce rapport sur les droits de l’homme ?

 

 

Asgar Can : Nous allons bien sûr continuer à œuvrer pour les droits de l’homme et à persévérer. Nous allons à présent demander aux gouvernements de débattre de ce qui n”a pas abouti au Conseil des droits de l’homme au Parlement et dans les gouvernements. Le problème des Ouïghours doit être débattu au Parlement européen, il faut arriver à une décision. À l”avenir, nous exigerons des gouvernements qu”ils prennent vraiment au sérieux ce qui est écrit dans le rapport de l’ONU et qu”ils agissent en conséquence.

 

Les grands groupes qui travaillent avec la Chine doivent surveiller leurs chaînes d”approvisionnement. Il faut contrôler la manière dont ils coopèrent avec la Chine.

Ces entreprises ne doivent pas se rendre complices en devenant un instrument de la politique chinoise. Les Ouïghours sont contraints au travail forcé et sont réduits à l”esclavage par des entreprises chinoises qui font ensuite affaire avec des entreprises allemandes et européennes. Celles-ci devraient y faire attention et mener leurs propres enquêtes.

Nous avons contacté quelques entreprises qui affirment qu”il n”y a pas de travail forcé chez elles. Comment le savent-elles ? Ont-elles fait des recherches ? Ont-elles consulté leur entreprise partenaire en Chine ? Ont-elles même réfléchi à la question ? Et à l”avenir, il en sera ainsi : nous demanderons aux gouvernements de prendre des sanctions et des mesures fortes dans de tels cas.

 

 

Nous avons par exemple manifesté en Allemagne devant Volkswagen et nous leur avons demandé à plusieurs reprises de se retirer du Xinjiang. On les soupçonne d”être impliqués dans le travail forcé là-bas. Ainsi, ils se rendent complices des agissements du gouvernement chinois.

 

 

Notre travail est très difficile. Mais nous devons continuer. Nous n”avons pas d”autre choix. Aujourd’hui, personne ne peut dire que nous n”avons pas de preuves ni de dossiers. Les preuves sont suffisantes : les China Cables en novembre 2019, puis les Xinjiang Police Files en mai 2022, et le rapport sur les droits de l’homme en août 2022. En outre, dans le monde entier, nous avons onze témoins oculaires qui ont été dans ces camps de détention et qui y ont été torturé.e.s, stérilisé.e.s et violées. Alors, que voulez-vous de plus ? Nous avons des preuves si solides que le monde doit maintenant enfin réagir.

 

 

 

Intervieweuse : C”est exactement comme tu le dis, après la Seconde Guerre mondiale, le monde a dit : « plus jamais ça ». Et « plus jamais ça » est déjà en train de se reproduire ! Et aujourd”hui, avec toutes les preuves que nous avons, nous ne pouvons pas dire : « Nous ne savions pas ». Nous savons.

 

 

Asgar Can : Nous devons continuer. Nous ne pouvons pas perdre espoir. Et nous pensons aussi que la justice finira par triompher, même si la situation actuelle n”en a pas l”air.

 

Nous continuerons notre combat. Nous nous opposerons à ce système monstrueux et brutal.

 

Les pays qui se rangent du côté de la Chine devraient avoir honte et se rappeler qu”ils ont une responsabilité. S”ils n”assument pas cette responsabilité dans ce monde, ils seront appelés à en rendre compte dans l”autre monde. En tant que musulmans, nous y croyons.

 

Peut-être que cela peut prendre des décennies, mais à la fin, nous atteindrons nos objectifs. Nous n”abandonnerons pas face la Chine et nous continuerons notre combat.

 

 

 

 

Remerciements

 

 

Merci beaucoup au Président de l”Union du Turkestan oriental en Europe, M. Asgar Can, pour le temps qu”il m”a consacré, pour ses réponses détaillées à mes questions, ainsi que pour son écoute. Cette interview a été un échange enrichissant, qui a permis de clarifier la situation au Xinjiang et de nous donner du courage pour poursuivre la lutte contre la terreur.

 

Monsieur Asgar Can, merci de défendre les droits de l’homme et la liberté du peuple ouïghour, de faire entendre la voix des opprimé.e.s et d”attirer l”attention des Européen.n.e.s sur les atrocités commises au Turkestan oriental.

 

 

 

 



[1]L”Ukraine a certes changé son abstention pour un « oui » trois jours plus tard, soit deux jours après cette interview, mais ce changement n”a plus eu d”effet sur le résultat du vote.